5 avr. 2010

Ferrat : l'héritage


ANTRAIGUES



Nous étions plusieurs milliers, ce mardi-là, à converger vers Antraïgues, pour Jean Ferrat, nous réfugiant dans l'illusion que si nous nous rassemblions, vite, tous, nous aurions encore un peu de lui, ou que notre reconnaissance lui parviendrait.




Les cars se remplissaient, les radios nous diffusaient sa voix, les visages étaient graves. Les hommes et les femmes pensifs, contemplaient au fond d'eux-mêmes un souvenir personnel, une émotion intime, un respect. On ne l'avait plus vu depuis des mois ou plus longtemps. Pourtant chacun revivait en son âme des moments particuliers, qu'il/elle lui devait, se rappelait un combat qu'il avait initié , une prise de conscience qu'il avait provoquée.


Chacun ressassait au fond de lui/d'elle, comment il nous avait éveillés et montré le chemin, comment nous l'avions aimé, applaudi, écouté, comment on avait apprécié sa vigilance, comment on avait eu plaisir à se mêler à ses rires et à ses gourmandises, combien de fois on avait répété ses paroles et sa musique, et quels cadeaux c'était, chaque fois qu'il expliquait, chaque fois que son chant montait, chaque fois que ces messages nous parvenaient.


Tout cela, j'espère qu'il l'a su, entendu, bien avant de partir. Toutes les lettres qu'il avait reçues, de tous les pays comme en témoignent les postiers, le lui avaient dit. Relié au monde par son attention et son intérêt pour toutes les causes justes et fraternelles, il savait qui l'aimait.

Nous étions là peut-être pour autre chose, pour le dire à sa famille. Ou à nous.

Maintenant, le temps, pour nous, continue à passer ...

J'ai ses CDs à savourer , des proches avec qui évoquer les hasards qui nous ont fait croiser ses pas, des sites à ouvrir pour revoir ses interviews, des amis avec qui évoquer la place qu'il a tenu et tiendra, et ses chansons qui me trottent dans la tête...

Il chantait : "Je n'en finirai pas d'écrire ta chanson". C'est ce que nous disons de lui. Nous n'en finissons pas d'éprouver son empreinte dans nos consciences. Plus d'un de nos élans, de nos regrets, de nos espoirs, lui doivent leur mesure.

J'ai fait une sorte de retour aux sources, depuis ce jour de mars, pour apprécier son importance dans ma vie...

J'ai grandi dans une famille où, somme toute, on ne parlait pas beaucoup. Le monde était hors d'atteinte. Accéder à la marche du siècle, à l'humanisme, au progrès, était difficile. Difficile de comprendre le passé et le présent. J'avais soif mais manquais de repères. Naïve et ignorante, je suivais une route mal balisée.

J'entendais parler de la guerre en termes répétitifs et vagues sans savoir qu'elle venait juste d'avoir lieu, et sans savoir quelle avait été sa réalité. Je côtoyais des immigrés, des bohémiennes, des veuves, sans imaginer leurs soucis, leurs douleurs, leurs passés. Peu de voyages, peu de rencontres, peu d'échanges, en ce temps-là. Je lisais l'Huma, je m'interrogeais devant 'Guernica', j'écoutais mes profs. Je restais perplexe, dubitative. Désireuse d'avancer et d'apprendre, sans oser m'aventurer hors du cocon familier et puéril.

Jean Ferrat, est arrivé là, dans mes années collège. "Eveilleur", nourrisseur. Son langage et son indépendance. Un adulte qui racontait sans imposer, qui exposait le malheur sans tendre l'autre joue. Un passionné au regard calme. Un observateur déterminé. Intelligent sans haine. Guetteur sans tricherie. Alerteur sans désespoir. Sa voix et ses paroles étaient "faites pour s'entendre" , l'une portant les autres, les autres éclatant dans l'une. Chantés par quelqu'un d'autre ses textes n'auraient pas eu tel écho. Chantant autre chose sa voix ne nous aurait peut-être pas atteints non plus. Il formait et développait l'intelligence. M'a été utile et bon.

Mes premières discussions 'hors scolaires' avec mon père ont été motivées par Hourrah que nous répétions à plaisir et qui nous chatouillait l'esprit :

... L'avenir l'avenir ouvre ses jambes bleues, faudra-t-il en mourir ou bien n'est-ce qu'un jeu.

Je nous revois précisément.

Comme beaucoup, j'ai aimé les Johnny, Françoise et Sylvie, parce que c'était pile le moment où eux et moi débordions d'énergie. La vie allait vite et futile. Du futile, il en faut. Il m'en fallait. C'était gai. Je m'y branchais volontiers.

Mais Jean Ferrat, c'était différent. Il ouvrait et fondait mon appétit pour l'universel. J'en étais fière. Il faisait pousser ma vie intérieure. La pensée résistante, l'écheveau de la destinée humaine, ça m'intéressait.


Il l'a dit lui-même : "Le succès de Nuit et brouillard a apporté la preuve qu'avec certaine forme, on pouvait intéresser le public et faire réfléchir sur des sujets graves". Je l'ai entendu dire aussi : "Ca ne suffit pas de dire que c'est horrible et qu'il ne faut plus que ça arrive. Il faut chercher l'origine d'une telle abomination. Il faut regarder comment ça a commencé et comment ça s'est développé."

Révélations, entrées dans les réalités de notre histoire avec Maria - sur la guerre civile d'Espagne- , Potemkine, Commun Commune, ouverture et culture avec Les Nomades, Nul ne guérit de son enfance, vitalité avec Au printemps de quoi rêvais-tu, humour et esprit frondeur avec En groupe en ligue en procession, Les touristes, etc ... Les merveilles sont multiples, les mots attachants, la musique les enrichit.

Et il a été celui qui m'a révélé la poésie d'Aragon, - ce n'est pas rien ! - Quels textes il a choisis! J'ai ouvert les recueils en question, après coup. Sans leur mise en lumière par son chant je n'en aurais pas capté un dixième ! Grâce à son talent et à l'orchestration, les vers de J'arrive où je suis étranger, de Chambres d'un moment, de J'entends j'entends, non seulement ont pris sens pour moi mais m'ont fascinée. D'ailleurs qu'une telle compréhension résulte de la mise en musique est assez mystérieux. Je n'en suis que plus admirative - et reconnaissante- envers les musiciens.



Je voudrais qu'il n'ait pas été plus malheureux que d'autres, aux derniers temps .... Pas plus que la moyenne, si on peut dire ... Est-ce possible ? Les chants, les combats, les victoires, quand on perd tout, sont-ils d'un secours ? L'amour, l'intelligence, à la dernière heure, peuvent-ils préserver ?

La vie est un sursis.
Aidons-nous.

"Vous voudriez au ciel bleu croire
Je le connais ce sentiment
J'y crois aussi moi par moments
Comme l'alouette au miroir
"
Aragon - Les poètes - Septembre 1960 -

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